Elon Musk a décidé de racheter twitter, et se pose en défenseur de la liberté d'expression: cette annonce a provoqué de nombreuses réactions états-uniennes. Mais au-delà des débats domestiques américains, plusieurs problèmes importants sont rarement évoqués.

Le débat états-unien est essentiellement un débat domestique centré sur la problématique de la censure de Trump durant les élections: en substance, les démocrates rendent les réseaux sociaux responsables des violences attisées par Trump, et leur demandent de censurer les contenus menant à de telles violences,  et les républicains s'opposent à cette censure en se posant comme des défenseurs de la liberté d'expression.

Une vision états-unienne répandue est que les réseaux sociaux sont des espaces "privés" ou relevant de règles privées décidées par leurs propriétaires. Cette conception est en elle-même un problème : l'échange d'idées entre citoyens est-il une marchandise exploitable comme une autre? Une entreprise privée peut-elle exploiter les échanges d'idées de citoyens d'un autre pays suivant ses propres règles? Manifestement : non. Ces échanges relèvent de ce qui doit maintenant être défini comme le territoire immatériel des nations, et qui relève de leurs souverainetés numériques.

Et de fait, interrogé sur ce qu'il entendait par "Liberté d'expression", Elon Musk a précisé que Twitter devrait simplement respecter la loi de chaque pays, et que si les gens d'un pays souhaitent plus de règles, ils n'ont qu'à voter des lois. Cette position est parfaitement conforme aux principes de base de la démocratie.

Ce n'est pas forcément la vision la plus partagée aux États-unis, où le premier amendement de la constitution est perverti d'une façon absurde :

Au Texas, une loi visant à contrer la censure des BigTech a été contrée par une interprétation du premier amendement considérant qu'un réseau social a le droit de décider de sa ligne éditoriale en décidant ce qu'il publie et ce qu'il censure, et que ce choix relève de sa liberté d'expression, protégée par le premier amendement1 . La conséquence de ce point de vue : le 1er amendement US donnerait le droit aux BigTech de censurer qui ils veulent comme ils veulent n'importe où dans le monde: cette posture est cybercolonialiste.

Autre interprétation du 1er amendement : Trump, qui poursuivait Twitter pour l'avoir censuré, a été débouté par le juge californien James Donato au motif que le 1er amendement ne protège pas contre la censure privée2 , mais que contre la censure du gouvernement.

Au-delà des débats états-uniens, l'Union Européenne a voté la directive Digital Service Act (DSA), qui, et c'est important de le comprendre, est la prolongation de la directive commerce électronique (2000/31 CE). Et Thierry Breton, qui avait auparavant affirmé que les BigTech devraient se plier à la DSA, a ensuite rencontré Elon Musk: ce dernier a alors affirmé être parfaitement d'accord3 avec cette directive européenne.

Ce que disait la directive commerce électronique : les entreprises d'Internet hébergeant les contenus des utilisateurs ne sont pas juridiquement responsables des contenus publiés par les utilisateurs à condition qu'ils censurent ces contenus dès qu'ils savent que ce sont des contenus illicites.

Problème fondamental: l'interprétation de ce texte : soit c'est un juge qui juge qu'un contenu est illicite, et il n'y a pas de problèmes, soit on considère que c'est l'entreprise privée qui doit juger si le contenu est illicite, et dans ce cas il s'agit d'une  privatisation de la justice, qui d'une part prive l'utilisateur de son droit à un procès, et d'autre part augmente le risque juridique de l'entreprise, que la justice pourrait considérer coupable d'avoir mal jugé un contenu. Évidemment, juger tous les contenus flooderait les systèmes judiciaires, mais si on réfléchit bien, que l'évaluation d'un contenu soit faite par un juge ou par un modérateur, le nombre d'humains nécessaires reste le même. Et si dans un pays une justice manque de moyens, il est toujours possible de la financer par une taxe sur les BigTech.

La DSA ne fait qu'aggraver ce problème en obligeant les BigTech à censurer tout contenu dès lors qu'il a été signalé4 "illicite" par n'importe qui. Elon Musk se réjouit sans doute de cela, mais il n'a sans doute pas compris qu'il se voit  obligé de respecter une loi qui privatise la justice, et fait de lui un juge. Lui, ou son successeur, même si ce dernier est un oligarque russe au service de Vladimir Poutine. Elon Musk doit donc encore un peu creuser la question si vraiment il prétend défendre la liberté d'expression.

Les BigTech se trouvent donc dans une position étrange où leur sécurité juridique est menacée, d'une part, et d'autre part on leur offre le pouvoir de censurer qui ils veulent. Des représentants de l'Union Européenne ont par ailleurs déclaré souhaiter que la DSA serve de modèle mondial. Autrement dit, ils veulent offrir aux BigTech le pouvoir de censurer qui ils veulent dans le monde à la place des juges : là encore, c'est une posture cybercolonialiste.

A la place de quel juge? C'est une importante question. Elon Musk a affirmé qu'il respecterait la loi de chaque pays. Pour autant, même ainsi, plusieurs problèmes persistent. Parfois les lois sont mal définies ou sont devenues illisibles : c'est typiquement le cas de la France, où le législateur se garde bien de codifier un droit de la communication devenu incompréhensible pour le commun des mortels avec l'accumulation des jurisprudences. Ou dans certains pays, des lois spécifiques n'existent même pas. Ou encore, dans certains pays, des lois existent, mais ce sont des lois liberticides, qui ne respectent pas la liberté d'expression. Elon Musk se retrouve donc face à un problème difficile : comment gérer les États numériques voyous? Comment protéger la liberté d'expression des utilisateurs russes ou chinois alors que les lois de ces pays interdisent cette liberté?

Pour revenir à la question de l'existence des lois que les BigTech devraient suivre : il y a un domaine ou pratiquement aucun pays n'a de loi spécifiquement adaptée : celui de la Guerre informationnelle, ou de la composante informationnelle des Guerres Hybrides ou combinées. L'exemple actuellement le plus évident est le cas du cartel de Prigojine : une nébuleuse d'entités russes formelles ou informelles, opérant dans le domaine des mines, du mercenariat, et de la manipulation des opinions publiques. Si Prigojine est devenu célèbre avec l'IRA, la ferme de trolls qu'il finançait à Saint-Pétersbourg pour s'ingérer dans les élections états-uniennes, ses activités de déstabilisation sont beaucoup plus développées en Afrique, où il appelle ouvertement aux coups d'État, achète la presse et les journalistes, et a même fourni une troll factory au Président Touadéra.

Si un projet de loi5 aux États-unis prévoit de contrer les activités de guerre informationnelle russes, pratiquement aucun pays n'a de loi spécifique : Il est fondamentalement important que les lois encadrant la liberté d'expression, et celles encadrant la guerre informationnelle soit distinctes. Dans la vraie vie, qui admettrait que le même droit s'applique à la presse, et à la guerre?

Protéger la "liberté d'expression" d'agents, étatiques ou non, manipulant des opinions publiques lors d'opérations de guerre informationnelle ciblant des populations civiles est un non sens absolu. Les pays qui se livrent à de telles pratiques vont tenter (leurs relais le font déjà) de faire protéger leurs activités de guerre informationnelle en prétendant sans vergogne que leurs activités relèvent de la liberté d'expression. Enfin, ces États numériques voyous sont nuisibles aux droits numériques : leurs activités risquent d'inciter les législateurs à supprimer le droit à l'anonymat ou au pseudonymat, autrement dit peuvent mener à changer Internet en un dispositif technofasciste global de contrôle des identités, ou quiconque souhaiterait exprimer une idée serait d'abord obligé de fournir la preuve de son identité.

 

 

1 "Social media platforms have a First Amendment right to moderate content disseminated on their platforms"
https://reclaimthenet.org/judge-suspends-texas-social-media-political-censorship-ban/
2 "Twitter est une entreprise privée, et le premier amendement ne s'applique qu'aux restrictions à la parole imposées par le gouvernement"
https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/etats-unis-donald-trump-deboute-par-un-tribunal-de-sa-plainte-contre-twitter_5123788.html
3 “I agree with everything you said really. I think we’re very much of the same mind. And I think anything that my companies can do that would be beneficial to Europe, we want to do that. That’s what I’m saying.”
https://techcrunch.com/2022/05/10/elon-musk-eu-speech-platform-rules-digital-services-act/
"Je suis d’accord avec tout ce que vous avez dit, vraiment, je crois que nous sommes sur la même longueur d’onde" https://www.lesnumeriques.com/pro/digital-services-act-elon-musk-et-thierry-breton-sur-la-meme-longueur-d-onde-n182591.html
5 H.R.7311 - Countering Malign Russian Activities in Africa Act
https://www.congress.gov/bill/117th-congress/house-bill/7311/text