Les acteurs russes opérant en République centrafricaine depuis quelques années sont désormais connus. Valéry Zakharov, ancien membre du FSB, est conseiller sécurité du Président Touadéra1 Ce poste avait auparavant été occupé par Jean-Claude Mantion, un membre de la DGSE2 dont l'influence était telle qu'il était considéré comme un véritable "proconsul". Libération lui a attribué cette remarque3 à l'encontre d'étudiants centrafricains : "Si vous l'ignorez, il y a le Président, et derrière lui, il y a moi, et derrière moi, il y a le mur". Valéry Zakharov est responsable de la garde présidentielle de Faustin-Archange Touadéra, et est considéré comme étant à l'origine de Lobaye Invest et Sewa Securité Services, deux sociétés formalisées en droit centrafricain.
Lobaye Invest est une société minière, qui finance d'autres activités en RCA notamment dans les médias : Radio Lengo Songo par exemple, créée en 20184 , a bénéficié de financements de l'ambassade de Russie5 et de Lobaye Invest. Lobaye Invest a notamment financé6 un dessin animé de propagande pro-russe a destination des enfants7 , présentant la France et les États-Unis comme des hyènes s'attaquant à la RCA. Lobaye Invest a été enregistrée en 2017 par Evgueni Khodotov8 , ex directeur de M-Finance, et exploite des mines d'or et de diamants depuis août 2018. Lobaye Invest a été sanctionnée9 par les États-Unis en tant que société contrôlée par Evgueny Prigogine, le "chef de Poutine", qui, pour faire simple, est à Vladimir Poutine et Wagner, ce que Jacques Foccart était à Charles De Gaulle et Bob Denard.
Prigogine dirige une nébuleuse de sociétés surnommée en interne "la compagnie" (Компании10 ), qui opèrent dans différents domaines : exploitation minère, mercenariat (groupe Wagner, Séwa Sécurité Services...), médias, et usines à trolls en charge de la propagande pro-russe et de la déstabilisation de pays étrangers. Si l'IRA (Internet research Agency), une ferme à trolls basée à Saint-Pétersbourg, est bien connue pour son ingérence dans les élections présidentielles états-uniennes, d'autre fermes à trolls opèrent ailleurs dans le monde, notamment en Afrique, comme au Nigeria11 ou au Ghana12 , où des étudiants peuvent gagner de l'argent13 en publiant des contenus pro-russes et anti-occidentaux sur les réseaux sociaux : un article de 1000 mots peut rapporter 40$.
En RCA, où un journaliste gagne entre 20000 CFA (30 €) et 100000 CFA (150 €) par mois, et un pigiste 25000 CFA par mois14 , l'équipe de Zakharov rémunère15 les journalistes au tarif de 20.000 CFA pour écrire ou publier un article anti-français.
Eliott Aubert et Alexandre Garnier rapportent que la pratique est confirmée par Vincent Mambachaka, le président de Linga Tere16 : "Ça saute aux yeux, quand je lis un papier je suis capable de dire si la personne est payée. Ce n’est pas du journalisme. En dehors de 2 ou 3 journaux, le reste c’est de la manipulation russe."
Constat identique de Saber Jendoubi17 : "Il est courant que des journalistes acceptent d’écrire des papiers pro-russes contre de l’argent. Peu importe ce qu’ils écrivent, ils veulent manger."
Une enquête de Belingcat18 établit la collaboration entre la nébuleuse Prigogine et le Kremlin (GRU et Ministère de la défense). Le Colonel Konstantin Pikalov a notamment servi de liaison entre les technopolitologues de Prigogine et le Ministère de la défense russe. En RCA, il est aperçu au côté de Valéry Zakaharov dans le cadre d'une enquête de CNN19 qu'une vidéo de RIA FAN (agence située dans le même immeuble que l'IRA) publiée sur VK20 a tenté de décrédibiliser.
La politique d'influence de la nébuleuse Prigogine en Afrique s'appuie sur des acteurs d'extrême droite21 pour développer le sentiment anti-occidental et pro-russe en Afrique. Une enquête de dossier center22 révèle des documents interne de la "compagnie" indiquant qu'un des objectifs de ses campagnes de manipulation est de créer un "chauvinisme racial négroïde" («негроидного» расового шовинизма23 ).
Et cette politique d'influence va jusqu'à légitimer et encourager les coups d'État en Afrique, Prigogine encourageant lui-même ces coups sur VK24 , en expliquant que c'est maintenant "le temps des colonels" (Пришло время полковников).
Toutes ces activités sont maintenant à peu près bien connues. En revanche, le récent documentaire de Jousset et Bolchakova25 sur la nébuleuse Prigogine apporte des éléments nouveaux, et notamment un témoignage exceptionnel de Ludovic Lédo sur l'implication de la présidence centrafricaine dans les opérations de manipulation des opinions africaines.
Ludovic Lédo, ancien porte-parole du mouvement des jeunes de Faustin-Archange Touadéra, a ainsi révélé l'existence et les activités d'une cellule de la présidence centrafricaine dont il a fait partie : le BIC (Bureau d'Information et de Communication). Il explique comment les technopolitologues d'Eugène Prigogine ont organisé et formé cette cellule, dédiée à l'espionnage politique et à la manipulation sur les réseaux sociaux comme Facebook. Si l'utilisation des réseaux sociaux par la propagande russe en Afrique était connue (et combattue par Facebook dans le cadre de la lutte contre ce que cette BigTech appelle les "comportements inauthentiques coordonnés"26 ), personne n'avait jusque-là établi que ces opérations étaient menées depuis une cellule de la présidence centrafricaine.
Ludovic Lédo révèle que les équipes de Prigogine ont formé les membres du BIC au piratage de comptes Facebook, permettant une surveillance quotidienne dont les résultats étaient transmis au Président Toaudéra et à Valéry Zakharov. Parallèlement à la surveillance des opposants politique, le BIC est responsable de la diffusion de la propagande russe sur les réseaux sociaux : Ludovic Lédo mentionne l'utilisation de trois cents faux comptes Facebook pour ces manipulations et la fabrication du sentiment anti-français. Les russes fournissent ainsi des photos destinées à illustrer les fake news diffusées par le BIC, sans se soucier de leur crédibilité. Après avoir reçu des menaces, Ludovic Lédo a quitté la RCA et est aujourd'hui réfugié en France.
L'enquête de Jousset et Bolchakova a en quelque sorte été victime de ce témoignage exceptionnel, qui a provoqué des opérations d'offuscation qui l'ont privée de la couverture médiatique qu'elle aurait dû avoir.